Orchestre symphonique de la radio de Berlin
Frank Strobel, direction
Capriccio C 5066
Ce disque est exceptionnel à plusieurs égards. De un, il met en lumière l’une des premières musiques de film d’envergure de l’histoire du cinéma et de la musique en général. De deux, il ramène à l’avant-plan un compositeur peu prolifique et complètement oublié. Troisièmement, il permet de rappeler le rôle fondamental qu’a eu cette partition non seulement sur l’œuvre de Fritz Lang, mais sur le développement de la musique de film dans son ensemble.
Le chef-d’œuvre de Fritz Lang, paru en 1927, durait 153 minutes à l’origine. Pendant longtemps, des portions manquaient, si bien que la réédition de 2001 présentait un film tronqué de 120 minutes (il manquait donc 33 minutes). En 2008, cependant, 20 minutes manquantes furent retrouvées en Argentine. Le plus extraordinaire c’est que, pendant ce temps, la partition monumentale de Gottfried Huppertz, magnifiquement annotée jusque dans les moindres détails rythmiques attachés à leurs équivalents scéniques, était soigneusement conservée. C’est d’ailleurs grâce à cette partition que certaines transitions entre des scènes retrouvées et celles déjà présentes ont pu être réanimées de façon précise (la musique indiquait carrément à quel moment une séquence s’enchainait à une autre!). Le travail de Huppertz fut, à ce sujet, rien moins qu’exceptionnel.
La musique de Huppertz - né en 1887 et mort en 1937, compositeur (mais aussi chanteur) de 47 numéros d’opus dont 9 partitions pour le cinéma (dont Les Nibelungen en 1924, également de Lang) - est somptueuse et résolument ancrée dans une esthétique romantique tardive. On pense souvent à Richard Strauss, bien entendu, mais aussi à Wagner, tout en percevant ici quelque influence impressionniste et là un brin de jazz naissant. Huppertz a recours aux leitmotivs de façon très étendue. Bien sûr, cette méthode de travail est assez typique des grandes partitions cinématographiques de Korngold jusqu’à celles de Williams (Star Wars) et même Howard Shore (Seigneur des Anneaux), plus près de nous. Mais il suffit de se rappeler que la partition de Metropolis fut écrite en 1926 pour comprendre que nous sommes ici en face de celui qui, probablement, a littéralement établi le modus operandi le plus étroitement associé à la composition pour le cinéma.
Il est fascinant d’entendre cette œuvre grandiose, baignée d’un clair-obscur aux contrastes frappant, mais magnifiquement unifié par une vision hallucinée, certainement héritée de l’envoûtement qu’a dû éprouver Huppertz en voyant pour la première fois les images délirantes et la vision titanesque de Fritz Lang. On ressent cette démesure à travers les élans de cuivres, le flot des cordes, les citations du Dies Irae, la mécanique implacable des ostinatos caricaturant le règne des machines, etc.
Une musique de film de cette envergure méritait rien de moins que la conviction profonde et passionnée de l’Orchestre symphonique de la radio de Berlin dirigé par Frank Strobel, un spécialiste de la musique de films. Ce qui est rassurant, c’est le sérieux avec lequel tout ce projet semble avoir été mené. On a trop longtemps souffert d’une vision élitiste de la musique qui reléguait l’écriture pour le cinéma à une marginalité un peu honteuse. De grandes et superbes partitions musicales sont en train de renaître grâce au travail de pionniers comme Frank Strobel. Et une maison comme Capriccio a le mérite d’encourager cette vision. Fritz Lang, et Gottfried Huppertz, en seraient très heureux.
Frédéric Cardin