COUP DE CŒUR :
Chronique de cd : Alexandre Tansman
Alexandre Tansman
(1897-1986)
Concertino
pour piano avec accompagnement d’orchestre (1931)
Stèle
– in memoriam Igor Stravinsky (1972)
Pièce
concertante pour piano main gauche et orchestre (1943)
(complétée et
orchestrée par Piotr Moss 2008 – Première mondiale)
Élégie à
la mémoire de Darius Milhaud (1975)
Christian Seibert,
piano
Brandenburgisches
Staatsorchester Frankfurt
Howard
Griffiths, chef
Label:
CPO 777449-2
Année
d’enregistrement: 2009
Durée: 59 min.09
Distribué au
Canada par Naxos
Voici encore un
autre de ces nombreux compositeurs fort talentueux dont le parcours
historique est injustement sinueux, c’est-à-dire l’histoire d’un
jeune génie admiré de ses pairs, forcé ensuite à l’exil pendant
la Deuxième Guerre Mondiale, de retour en Europe pour finir ses
jours dans l’indifférence sectaire, mais dont la réhabilitation
s’amorce enfin de nos jours (mais timidement) dans une plus juste
perspective.
Alexandre Tansman
est un pianiste et compositeur d’origine polonaise, issu d’une
famille veillant à une éducation fort étendue. Parallèlement à
ses études en musique, son intelligence exceptionnelle lui permit
de parler sept langues et de compléter un doctorat en droit. Formé
au conservatoire de Varsovie, il y remporta, en 1919, les trois
premiers prix du Concours national de composition.
Mais déçu de
l’accueil réservé à son style dans son propre pays, il se rendit
à Paris l’année suivante. Il ne tarda pas à s’attirer l’amitié
et l’estime de l’élite musicale et intellectuelle du temps.
Ravel le prit à sa charge immédiatement, il entretint une solide
amitié avec Stravinsky et Milhaud jusqu’à leur mort, ses oeuvres
ont été défendues par plusieurs chefs d’orchestre, il s’intégra
au groupe dit « École de Paris » qui réunissait de
nombreux compositeurs émigrés dans la capitale française, et eut
l’occasion de rencontrer des personnalités littéraires et
scientifiques éminentes (Einstein, Gide, Zweig, von Hoffmannstahl).
Son œuvre immense
(neuf symphonies et autant de ballet, plus d’une soixantaine
d’autres œuvres pour orchestre comprenant huit œuvres concertante
pour piano, sept opéras, une production pianistique pléthorique,
une quarantaine d’œuvres de musique de chambre outre ses huit
quatuors à cordes), quoiqu’elle ait pourtant de quoi aiguiser la
curiosité d’une multitude d’interprètes, ne dispose pas encore
d’une discographie offrant un éventail adéquat de versions
alternatives. Pourtant, la palette stylistique de Tansman est
amplement diversifiée : néo-classicisme, éléments de jazz,
folklore polonais, pentatonisme/exotisme, musique de films, héritage
hébraïque, sensualisme scriabinien, quelques incursions atonales et
polytonales.
Dans son premier
enregistrement entièrement consacré à des œuvres de Tansman, le
label CPO a choisi des œuvres orchestrales qui mettent en évidence
la virtuosité pianistique dans les deux pièces concertantes pour
piano et le sens très aiguisé du coloris dans les deux hommages
posthumes.
Les deux opus pour
piano procèdent de la même découpe (vite-lent-vite) et abondent de
réminiscences qui évoquent nettement Ravel et Gershwin (que Tansman
a rencontré aux États-Unis), que ce soit dans la rythmique syncopée
ou dans les textures instrumentales. Il y a aussi une verve à la
fois enjouée et spirituelle, caractérisant les premiers et
troisièmes mouvements, qui satisfait pleinement notre rencontre dans
ce répertoire. La Toccata du Concertino est époustouflante,
les finales excitantes grâce à des échanges vivaces entre la
partie soliste et les sections d’orchestre. Dans le troisième
mouvement de la Pièce concertante, le clin d’œil d’un
fugato néo-classique dénué toutefois d’austérité est non moins
remarquable.
Quant aux passages
plus apaisés, les atmosphères se distinguent, même si les deux
mouvements centraux sont marqués Andante cantabile. Dans le
Concertino, un Intermezzo Chopiniano adopte le
caractère poétique des ballades de Chopin et la section médiane de
son troisième mouvement nous entraîne dans une rêverie toute
« Nouveau Monde » mais sans verser dans la mélancolie.
Par contre, dans la Pièce concertante, une suite
d’accords obsédants de piano dans leur réitération accompagne
une mélodie partagée aux bois qui rendent l’atmosphère encore
plus angoissante.
Il importe de
mentionner que Tansman n’a pas orchestré la Pièce concertante,
la laissant dans sa réduction pour piano. On suppose qu’il avait
jugé la partie soliste techniquement trop difficile pour son
dédicataire Paul Wittgenstein, pianiste amputé de son bras droit
pendant la première guerre mondiale mais qui voulait continuer à
défendre des oeuvres nouvelles. En effet, la partition recèle des
passages avec des sauts acrobatiques extrêmement rapides et on
succombe parfois à l’illusion qu’elle fut écrite pour les deux
mains.
Les deux autres
œuvres, dédiées à ses fidèles compagnons Stravinsky et Milhaud,
sont aussi très surprenantes. La Stèle à la mémoire de son
ami russe comporte trois mouvements d’environ la même durée
(4min.40 en moyenne). Le premier mouvement, bien qu’intitulé
Elegia, est une étude de timbres où la translucidité des
textures aurait plu aux artistes symbolistes tant la suggestion
onirique est manifeste.
Le deuxième
mouvement devient une étude de rythmes comme l’indique son
appellation Studio ritmico. Les sonorités sont plus
agressives, fougueuses. Le vif contraste avec le mouvement précédent
ne saurait être plus accentué, notamment par une percussion
prépondérante. Mais là encore dans cette débauche de sonorités,
les coloris orchestraux sont spectaculaires. Comme quoi, malgré ses
75 ans, Tansman ne s’était pas « assagi ». Le
troisième mouvement, intitulé Lamento, est nimbé de
sonorités délicates qui auréolent l’atmosphère d’une lumière
surnaturelle.
Avec l’Élégie
à la mémoire de Milhaud, le cd s’achève sur un pur chef-d’œuvre,
d’une dizaine de minutes, qui déconcertera probablement plusieurs
auditeurs à la première écoute. C’est une oraison funèbre
composée de courts épisodes évanescents et se succédant sans que
l’on puisse se rattacher à quelque élément réducteur. D’une
certaine manière, on pourrait la considérer comme une autre étude
de timbres mais enrichie et de plus longue haleine. Si je parle ici
de chef-d’œuvre, c’est parce que j’ai éprouvé un sentiment
d’élévation métaphysique qui, bien au-delà des impressions
auditives volontairement fugitives, envahit notre âme au final.
Comme si la lettre devait céder la place à l’esprit, comme si
au-delà de la sensation physique du son, cette musique laissait son
empreinte immatérielle dans l’âme même de l’auditeur. Une
expérience vraiment pas banale que l’on voudra sûrement répéter.
Il va sans dire
que cela confirme combien l’interprétation, malgré l’absence de
comparaisons, est non seulement immensément satisfaisante mais aussi
des plus convaincantes. En voyant le nom d’Howard Griffiths comme
chef, j’avais un préjugé favorable; mon admiration est davantage
renforcée. Et j’ai découvert un pianiste de haut niveau tout à
fait inconnu chez nous. J’espère qu’on l’invitera le plus tôt
possible.
Mon seul regret
est qu’on aurait pu ajouter au moins une autre pièce pour
orchestre
afin d’allonger
ce programme au-delà d’une heure, par exemple son Hommage à
Érasme de Rotterdam, ou ses 6 études pour orchestre, Le
Tombeau de Chopin, les variations sur un thème de
Frescobaldi, etc. Les candidats ne manquaient pas.
Néanmoins, ne
tardez pas à vous procurer ce disque, c’est un joyau à détenir
dans toute collection respectable.
Guy Sauvé
Juin 2012