«Chaque artiste crée ses précurseurs. Son travail modifie notre conception du passé autant que celle du futur». Jorge Luis Borges

jeudi 5 avril 2012

Kurt Schwertsik, Nachtmusiken, L'Amérique et Baumgesänge chez Chandos.


Kurt Schwertsik (né en 1935)
Nachtmusiken, op. 104 (Musiques de nuit – 2010 – Première mondiale)
Herr K entdenckt  Amerika, op. 101 (Monsieur K découvre l’Amérique – 2008 – Première mondiale)
Baumgesänge, op. 65 (Chants de l’arbre - 1992)
BBC Philharmonic
HK Gruber, chef
Chandos Chan 10687
Durée: 59 min. 52
Date d’enregistrement: 2010


Quelle formidable révélation ! Ce disque démontre hors de tout doute que l’on peut être résolument (néo)romantique et crédible en tant qu’artiste de nos jours, c’est-à-dire sans renier cette part de romantisme qui habite tout artiste doté d’une sensibilité réceptive à la fantaisie, au rêve, à la poésie, au mystère. Car c’est bien ces dimensions que l’on retrouve dans les  œuvres choisies ici, typiques du mouvement désigné par « MOB art & tone ART ».

Il vaut la peine ici de prendre quelques minutes pour expliquer de quoi il s’agit. C’est en 1966 pendant un séjour aux États-Unis que Schwertsik a combiné Mob (dans le sens de groupe urbain, distinct du folklorique ou de la masse anonyme) et tone Art (qui rappelle le concept de tonalité qui était tabou dans certains cercles musicaux depuis plusieurs décennies). Mais plus important encore, ce mouvement signifie une rupture avec les tendances beaucoup trop cérébrales de la musique contemporaine d’alors. Dès 1965, Schwertsik affirme : « Mon intention n’était pas seulement de définir où se situent mes œuvres mais aussi de critiquer les formes de musique contemporaine qui sont devenues à ce point compliquées que c’est seulement pendant le processus de composition que le compositeur lui-même les comprend. » Essentiellement, le MOB art & tone ART vise l’accessibilité de la communication à l’égard des auditeurs non-initiés, le divertissement intelligent, et n’hésite pas, au besoin, à emprunter les ressources de la musique populaire sans verser dans la médiocrité.

Les seize plages de ce disque nous amènent dans des univers poétiques variés qui révèlent une imagination orchestrale remarquable. Par exemple, le premier mouvement desNachtmusiken, traduit en français par Janacek m’est apparu en rêve, est une « pensée nocturne » mélancolique mais prend en quelques occasions des allures passionnées qui n’auraient pas déplu à Liszt. Le deuxième mouvement, Wienerlied (Mélodie viennoise), fait entendre un accordéon dans une valse sentimentale. Le troisième, For David Drew, est une touchante oraison funèbre et intimiste dédié à un ami. Le quatrième, Geschwindmarsch, est une marche rapide dont la frénésie, digne d’une « colère noire », rappelle, avec force xylophone et percussion, un passage mémorable de la dixième symphonie de Shostakovich. Le dernier,  Flucht (Fuite), s’amorce avec des lignes fuguées aux cordes (on pense encore à Shostakovich) pour aboutir à des interventions aux instruments à vents évoquant Mahler.

Herr K endenckt Amerika, satire musicale basée sur un roman inachevé de Kafka, ne cède en rien dans la profusion des évocations. En quatre courts tableaux très pittoresques (La traverséeÀ l’hôtel, En chemin, Le théâtre de la nature en Oklahoma), on savoure la délicate caricature du dépaysement et des déboires d’un européen dans le « nouveau monde » tantôt bourdonnant d’activités, tantôt d’un calme qui n’inspire pas nécessairement la sérénité. Avec ses allusions au jazz, à la fanfare de cirque ou d’un « fiddler », la preuve d’une assimilation habile de divers genres est faite. Il y a une sorte de sourire en coin dans toute cette suite qui ne nous laisse pas indifférent.

Quant aux Baumgesänge, en six mouvements, l’emploi d’accords majestueux et parfois dissonants du premier mouvement, l’ostinato menaçant des instruments graves sur des motifs de deux ou trois notes du troisième mouvement, les sonorités agressives du deuxième et de l’introduction du sixième, le climat étrange qui transpire lors des parties extrêmes ainsi que la partie médiane rythmée et tendue dans le cinquième, tout cela n’est point fait pour nous rassurer. Seul, le quatrième mouvement présente une éclaircie avec ses intermèdes de jazz ravélien. Pour ma part, et j’admets que c’est un point de vue très personnel, je rapproche ce poème symphonique au concept du sublime selon Burke, soit le regard d’un humain face à une nature grandiose, imposante mais aussi terrifiante. Et que dire de la finale absolument spectaculaire; j’étais saisi d’émerveillement.

Il va sans dire que l’interprétation est convaincante, à la hauteur d’une écriture experte et très efficace, HK Gruber étant lui-même un des fondateurs du MOB art. On ne pouvait trouver meilleur ambassadeur. La prise de son met en valeur bon nombre de détails d’un orchestre très aguerri et fait judicieusement ressortir les sonorités plus costaudes. Je recommande fortement cet enregistrement.


Guy Sauvé.



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