«Chaque artiste crée ses précurseurs. Son travail modifie notre conception du passé autant que celle du futur». Jorge Luis Borges

dimanche 8 avril 2012

Kenneth Leighton (1929-1988) : Œuvres pour orchestre, vol. 3


Symphonie no. 1, op. 42 (1963-64) en première mondiale
 Concerto pour piano et orchestre no. 3, op. 57,
Concerto estivo” (concerto d’été) en première mondiale
 Howard Shelley, piano
BBC National Orchestra of Wales
Martyn Brabbins, chef
Enregistrement: Décembre 2009
Durée: 73 min. 03
Chandos Chan 10608
Curieux destin que celui de la symphonie après la deuxième Guerre mondiale. Autant l’on peut croire que ce genre a perdu son aura de passage obligé pour tout compositeur voulant laisser sa marque sur le continent européen, autant sa vitalité s’est maintenue en Russie, les pays de l’Europe de l’est, les pays scandinaves, les États-Unis et l’Angleterre.
 Compte tenu de la réputation pleinement justifiée de plus grand symphoniste du XXème siècle qu’avait acquise Chostakovich, il serait intéressant de vérifier dans quelle mesure son influence s’est exercée grâce au dégel des relations anglo-soviétiques dans les années soixante, notamment sur cette belle et troublante symphonie du compositeur britannique Kenneth Leighton.
 En effet, des parentés stylistiques n’échappent pas à notre attention, que ce soit dans les ponctuations de percussion, les paroxysmes orchestraux habilement amenés, les dissonances expressives, la stridence de violons, la motorique soutenue des cordes, les contrepoints dépouillés et tendus.
 Cette première symphonie de Leighton renferme donc de nombreux ingrédients d’un langage moderne, appliqué aussi sur le plan formel. Ainsi, le mouvement central (Allegro molto ed  impetusoso) est le plus rapide des trois, chose inhabituelle pour l’auditeur plus familier aux formes classiques/romantiques. Par contre, elle ne recèle que quelques traits de l’avant-gardisme d’œuvres majeures écrites vers la même date (par ex. : Penderecki).
Il n’en demeure pas moins que Leighton nous livre une œuvre très personnelle, patiemment mûrie d’essais qu’il a rejetés, mais aussi d’œuvres substantielles précédentes (Concerto pour violoncelle de 1956, son premier quatuor à cordes de 1956, The Light Invisible de 1958 pour choeur à 8 voix et orchestre, Quintette avec piano de 1959, Passacaglia, Chorale and Fugue de 1959). Toutes ces œuvres lui ont conféré une solide réputation de « maillon vital de l’avenir de la musique d’après-guerre en Grande-Bretagne ». Cette longue préparation lui valut le premier prix au Concours international de composition de Trieste en 1965. Il était grand temps que cette œuvre soit enregistrée.
Chacun des mouvements est construit sur des variations de petites cellules mélodico-rythmiques, basées sur des extrêmes d’intervalles (tantôt demi-tons/tierces, tantôt sixtes ou septièmes). Il est fascinant de voir comment le compositeur parvient à transformer une cellule en longues broderies sinueuses côtoyant des phrases anguleuses dans le premier mouvement, en longues phrases d’un lyrisme tragique dans le troisième mouvement. La grande force de Leighton réside d’une part dans l’ingéniosité du développement polyphonique à partir d’un matériau minimal et, d’autre part, et surtout, dans le dosage parfaitement maîtrisé d’effets sonores qui amènent l’auditeur à ressentir de puissantes impressions dont les empreintes marquent longtemps après une première écoute.
L’œuvre entière est d’une intensité obsessionnelle. Tandis que les premier et troisième mouvements représentent désespoir et désolation, par moments combatttus par « une protestation violente » (Leighton), le deuxième mouvement « relâche les rênes et cherche dans une esprit de rébellion à aboutir à une réponse affirmative par la seule force de la volonté » (Leighton).  Musicalement parlant, ce deuxième mouvement se traduit par une motorique haletante aux cordes et par un climax digne de la danse sacrale de Stravinsky (surtout à la section 59 de la partition). Quelle hallucinante chorégraphie on pourrait tirer de ces huit minutes enivrantes !  
Le troisième mouvement (Molto adagio e sostenuto) vaut plus d’un détour. Il me rappelle la splendide passacaille op. 33b de Britten (Chandos CHAN 8473). Tourmenté, parfois douloureux, mais sublime, il est baigné d’une grandeur hiératique, avec son mélange de fanfare grandiose et de cordes/flûtes aiguës (section 71). Je ne peux faire autrement que d’établir le rapprochement avec l’assassinat du président J.F. Kennedy (1963) qui a laissé le monde entier dans une stupeur incrédule et la désolation, événement absurde qui n’a pas pu échapper au compositeur et qui lui a peut-être inspiré l’énigmatique coda (section 80), une sorte de post-scriptum de sept mesures qui « ne laisse à la fin qu’un point d’interrogation » (Leighton).
Quant au concerto pour piano, il forme un couplage cohérent puisque semblable au style d’écriture basé sur des variations de brefs motifs mélodico-rythmiques. Ce n’est donc pas un concerto post-romantique aux longues phrases et antinomie thématique.
On pourrait se lasser justement de la répétition de telles variations si ce n’était des nombreux jeux de textures et des deux épisodes solistes au piano (Leighton était un excellent pianiste) auxquels s’est adonné le compositeur. Par exemple, la combinaison harpe/piano /clarinette dans le deuxième mouvement évoque effectivement « la chaleur et la tranquillité d’un long après–midi d’été » (Leighton). Il est intéressant de voir comment il utilise cette fois la forme du concerto pour générer le développement d’un discours issu lui aussi au départ de courts motifs et aussi d’observer comment il s’écarte du modèle symphonique.
Ici, le piano a le rôle de présenter le matériel motivique à la suite de quoi procède le dialogue avec les diverses forces en présence. Leighton devient plus imaginatif dans la réalisation de climats plus divers (par ex. : les sonorités évanescentes du piano dans l’introduction du deuxième mouvement, le passage avec cloches et piano menant à un effet de carillon un peu sinistre, ambiguïté entre calme et arrière-pensée plus ou moins amère de résignation dans le troisième mouvement, la finale exubérante, virtuose, très ravélienne et nerveuse).
Comme souvent chez Chandos, l’interprétation est convaincante et magnifiquement servie par une prise de son détaillée, équilibrée et très présente. Une réussite sur ces deux plans. Ma recommandation est des plus vives pour la symphonie qui malgré sa couleur sombre, parfois inquiétante, mérite nettement d’être davantage connue du public. Elle compte désormais parmi mes symphonies préférées du XXème siècle.
Guy Sauvé

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