«Chaque artiste crée ses précurseurs. Son travail modifie notre conception du passé autant que celle du futur». Jorge Luis Borges

mardi 8 mai 2012

Le Coq d'or de Rimsky-Korsakov dirigé par Nagano chez ArtHaus



Nikolai Rimsky-Korsakov (1844-1908)
Le Coq d’or, opéra en 3 actes (1907)

Livret de Vladimir Bielski, basé sur un conte de Pouchkine
Ennosuke Ichikawa, mise en scène
Setsu Asakura, décors
Tomio Mohri, costumes
Jean Kalman, éclairages

Albert Schagidullin, basse (Le tsar Dodon)
Barry Banks, ténor-altino (L’astrologue)
Olga Trifonova, soprano colorature (La reine Chemakha)
Yuri Maria Saenz, soprano (Le coq d’or)
Choeur du Théatre Mariinsky
Orchestre de Paris
Kent Nagano, chef

Label : ArtHaus Musik 108 053
Format : Blu-Ray, tout territoire
Chanté en russe
Sous-titré : Anglais, allemand, italien, français, espagnol, chinois
Durée : 108 minutes
Enregistrement public au Théâtre Musical de Paris – Châtelet 2002

Les décors sont sobres et efficients, les costumes féeriques, l’orchestration colorée, les arias de la reine Chemakha superbes mais, surtout, le livret est irrévérencieux au possible. Les démêlés avec la censure feront en sorte que ce dernier opéra de Rimsky-Korsakov sera créé plus d’un an après sa mort dans un théâtre privé car rarement l’image d’un souverain encore au pouvoir est autant écorché sur une scène musicale (« bavard décrépit », « esprit empli d’une honteuse paresse », etc). Et c’est le compositeur qui insistait auprès de Bielski pour maintenir le ton âprement corrosif de la caricature dénonciatrice.

Il fallait donc qu’il y ait quelque chose de pourri dans le royaume du tsar Nicolas II pour que Rimsky-Korsakov s’en donne à coeur joie à ce point. Deux événements ont provoqué ce règlement de compte. En 1905, Rimsky-Korsakov est renvoyé du Conservatoire de Saint-Petersbourg, malgré 34 ans de loyaux services comme professeur, pour avoir pris le parti des élèves exclus du Conservatoire suite à leur participation aux manifestations contre le régime tsariste. Il sera cependant rapidement rétabli à son poste tant les appuis en sa faveur fusaient de partout à travers le pays.

Le deuxième événement fut la défaite militaire très humiliante de la Russie contre le Japon, événement mieux connu sous le nom de guerre russo-japonaise (1904-1906). Rimsky-Korsakov, qui avait été officier de marine, prit alors un malin plaisir à adapter le conte de Pouchkine en une satire mordante de l’incompétence militaire, de la vanité ridicule du principal protagoniste, de la plus pure sottise des classes privilégiées, nommément les boyards.

Parlons opéra maintenant. Rimsky-Korsakov avait une grande prédilection pour l’exotisme dont les recherches sur les plans mélodiques et harmoniques se sont révélées dans Shéhérazade, Sadko, la symphonie Antar, le Capriccio espagnol, l’opéra Mlada. Peut-être ceci, en plus d’un rappel de la victoire du Japon contre la Russie, expliquerait que, pour cette production du Châtelet, on fit appel à une équipe entièrement japonaise (sauf pour l’éclairage) dont le maître d’œuvre, Ennosuke Ichikawa, est lui-même adaptateur génial du théâtre kabuki pour le public contemporain. Cette approche kabuki surprendra de prime abord sur le plan visuel, puisque contre toute attente pour un public occidental, mais le résultat est somptueux, mémorable. Ichikawa avait d’ailleurs employé la même mise en scène en 1984 et 1996. À ce titre, le format Blu-Ray s’avère le support le plus approprié à ce jour pour conserver et diffuser ce joyau scénique. Notre attention est à ce point captivée par les séductions raffinées des soieries orientales du deuxième acte, nappées d’ambiances lumineuses plus suggestives que strictement fonctionnelles, et qui contrastent vivement aux apparats d’une noblesse amollie et décadente telle qu’on la voit dans le premier acte, qu’on en vient presqu’à se demander si l’art musical ne devient ici secondaire. Prenons garde de rester trop longtemps aveuglé par cette éclipse.

Il faut rendre aux musiciens la juste part de leurs mérites. Tout d’abord, la direction d’orchestre est tout à fait experte. Mais il faut souligner les qualités vocales des solistes malgré les risques que comportent leur tessiture extrêmement large. Dans son excellent commentaire, André Lischke mentionne un autre contraste entre les deux cultures qui s’opposent dans leurs actes respectifs. Alors que les personnages les plus grossiers « maintiennent le chant dans les limites du réalisme … l’astrologue et surtout la reine, créatures féeriques, ont des parties vocales beaucoup plus élaborées. » Pour le mélomane peu habitué à l’opéra, le premier acte paraîtra peut-être un peu rébarbatif d’autant plus que le compositeur est allé aux « limites admissibles du modernisme musical » (André Lischke) mais sa patience sera récompensée : dès que la reine Chemakha amorce dans le deuxième acte le magnifique Hymne au soleil, on ne peut faire autrement que d’admirer cette prouesse musicale digne des plus beaux moments d’opéra et qui sert de prélude à tout une portion fort captivante.

En somme, ArtHaus Musik a ajouté à son catalogue une resplendissante production qui servira désormais de référence car la réussite est totale quelque soit le point de vue selon lequel on voudra l’observer.

Guy Sauvé
Mai 2012

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire