«Chaque artiste crée ses précurseurs. Son travail modifie notre conception du passé autant que celle du futur». Jorge Luis Borges

samedi 24 décembre 2011

Les illustrations de la Divine Comédie par Botticelli

Titre original: Botticelli’s drawings for the Divine Comedy
Réalisateur: Ben McPherson
Production : Arthaus Musik 106065
Langues: allemand et anglais
Durée : 58 min. 43
Année : 2011

Dante Alighieri (1265-1321) et Sandro Botticelli (c. 1445-1510), deux figures majeures de la culture italienne réunies dans un documentaire captivant.

Dante Alighieri est l’auteur de la Divine Comédie, achevée en 1321. Vers 35 ans, alors en exil pour des raisons politiques, il cherche à surmonter une crise existentielle; il choisit de raconter, en 100 canti, son testament spirituel, sous la forme d’un voyage, commençant par l’enfer, suivi du purgatoire, du Paradis, jusqu’à la lumière de Dieu. Le poète Virgile l’accompagne pour les deux premières étapes et Béatrice, sublimation extrême de la femme, vers le Paradis.

Rappelons que le mot comédie doit être compris selon le terme de l’époque, soit une œuvre littéraire sérieuse conçue comme le contraire d’une tragédie. La comédie commence de manière misérable et se termine de manière heureuse. C’est pourquoi la première partie est l’enfer et la dernière le paradis.

L’œuvre est d’importance. Tout d’abord parce que c’est le premier chef-d’œuvre de la littérature de langue italienne (non pas en latin) et que Dante est reconnu comme le premier grand poète italien. Il a su, dans un même ouvrage, traiter de philosophie, de politique, de science et de spiritualité. Deuxièmement, parce que sa description des neuf cercles des châtiments a servi dans les chaires universitaires de droit au XVème siècle à l’étude de la hiérarchie des condamnations. Troisièmement, parce qu’au XIXème siècle elle sort de l’ombre pour inspirer des musiciens (Liszt, Tchaikovsky, Mahler), peintres (Doré, Delacroix, Rossetti, Waterhouse) et écrivains qui ont tenté de la traduire (Stendhal, Nerval, Dumas). Parce qu’en 2008 on a publié une traduction française des plus expertes avec les dessins de Botticelli (Éditions Diane de Selliers).

Botticelli, né à Florence où il y passa presque toute sa vie, maîtrisa tôt les techniques de la peinture typique de la Renaissance (réalisme des paysages et des personnages, contrastes et perspective, suprématie du dessin) de sorte qu’il développa un style tout à fait personnel. Il fut en grande demande auprès des familles nobles qui régnaient dans cette ville et ultimement pour la plus puissante, les Medici. Il allait de soi que tout aristocrate bien éduqué de la Renaissance avait lu la Divine Comédie. Ainsi Lorenzo di Pier Francesco de’ Medici, cousin du célèbre Laurent le Magnifique et patron de Botticelli, commanda à ce dernier d’illustrer cette oeuvre-phare. Quatorze ans (1481-1495) n’auront toutefois pas suffi pour la terminer. On suppose que les cent canti devaient être illustrés. Sauf pour deux planches, elles n’ont pas été colorées. Huit pages (pour l’Enfer) n’ont pas été retrouvées et deux autres (pour le Paradis) n’auraient été pas réalisées. Cependant, ce qu’il en reste (une partie au cabinet des dessins et estampes de Berlin et l’autre à la bibliothèque apostolique vaticane) captive encore passionnément bon nombre d’artistes et spécialistes de l’art. Et le document en témoigne de façon très convaincante.

Grâce à la pertinente mise en contexte des cinq premières minutes et une trame sonore efficace, le réalisateur a bien préparé le spectateur à comprendre pourquoi le projet d’illustrer la Divine Comédie a su intéresser Botticelli si vivement. On est immédiatement tenu en haleine et ce jusqu’à la fin. Je comprends mal que l’on ait placé un extrait du In Paradisum de Duruflé au chapitre du purgatoire mais pour le reste le choix musical est tout à fait convenable.

Toujours dans l’introduction, on nous présente une époque où violence et beauté se côtoyaient quotidiennement. On retrouve ainsi dans l’œuvre de Botticelli les deux volets : entre La Naissance de Vénus (1486), Le Printemps (1482), Venus et Mars (1483), toutes de sensualité, et Nastagio degli Onesti (1483) avec des scènes atroces de femmes dévorées par des chiens, on se rend compte que la frontière était fort mince entre barbarie et raffinement, entre cruauté et languissement.

Depuis le parcours hallucinant de l’enfer composé des neuf cercles de châtiments éternels (certains papes n’y échappent pas et certains démons n’éprouvent aucune gêne à s’abandonner à des vulgarités scatologiques) descendant jusqu’à Satan prisonnier des glaces (métaphore de son absence d’amour), suivi du passage toujours douloureux mais rempli d’espoir au purgatoire, et finalement à l’ascension sublime vers le Paradis et la lumière divine, le contraste, entre douleur et extase, entre images crues et illumination spirituelle, Botticelli a su donné sa pleine mesure face à l’envergure épique du poème. Partout les dessins sont expressifs et leur succession animée d’un dynamisme qui préfigure la bande dessinée.

Le documentaire comporte six chapitres défilant sans interruption. Treize spécialistes (sept en histoire de l’art, deux en théologie, un traducteur, deux artistes, une chorégraphe) commentent divers aspects. J’aurais aimé qu’on invita dans ce panel Peter Dreyer, curateur du cabinet des dessins et estampes de Berlin; sûrement son expertise aurait été encore plus éclairante. Par ailleurs, j’ai apprécié qu’on n’y parle pas tant de technique mais plutôt du rapport humain, de ce que le spectateur peut ressentir en contemplant cette fusion du poème et du dessin, cette rencontre imaginaire de deux génies sensibles à l’esprit de leur époque. J’ai apprécié notamment le parallèle entre les effets d’attraction ascensionnelle vers Dieu dans les derniers dessins et les exercices chorégraphiques anti-gravité dans une station spatiale) dans le but de soutenir l’hypothèse de l’anticipation de l’apesanteur
quelque 500 ans auparavant. On peut en sourire mais ce genre de rapprochement nous suggère que le poème, tel que présenté par un illustrateur visionnaire, recèle beaucoup plus de nourriture pour l’esprit qu’il n’y paraît à première vue. Ne serait-ce que pour cela, cette production mérite l’attention des amateurs d’art et de littérature.

Guy Sauvé
Décembre 2011


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