«Chaque artiste crée ses précurseurs. Son travail modifie notre conception du passé autant que celle du futur». Jorge Luis Borges

vendredi 13 janvier 2012

Anna Nicole


                      Turnage: Anna Nicole

Eva-Marie Westbroek (Anna Nicole)
Susan Bickley (Virgie)
Jeremy White (Daddy Hogan)

Rebecca de Pont Davies (Aunt Kay)
Loré Lixenberg (Shelley)                              
Alan Oke (J. Howard Marshall II)                 
Mark-Anthony Turnage, musique                     
Richard Thomas, livret                                        
Richard jones, mise en scène                              
Nicky Gillibrand, costumes                                         
Miriam Buether, décors                                                
Royal Opera Chorus                                                 
Orchestra of the Royal Opera House                                
Antonio Pappano, direction                                             
Opus Arte OA BD 7088D                                                    

Anna Nicole Smith était une Aphrodite de pacotille, impératrice pendant quelques années du plus mauvais goût typiquement mercantiliste et profondément américain, bien que le reste du monde occidental a malheureusement finit par suivre la vague. Issue d’un minable patelin texan, elle amorça sa « remarquable » carrière dans un bar tout aussi sordide, blonde platine et « boostée » sans plus d’avenir que n’importe quelle de ses congénères, si ce n’est, comme elles, d’avoir la possibilité d’être un jour « découverte » par un magazine (ou un producteur de films) érotique, voir pornographique.

Et c’est ce qui arriva! En 1992, elle fit son entrée dans le Playboy (dans le genre, tout de même, c’est la grande classe). Le reste ne fut qu’une longue série de frasques bouffonnes et grotesques virant parfois sur l’ordurier.

Quelques-unes de ses fredaines pathétiques devraient ici être énumérées, afin de bien camper le personnage.

En 1994 elle épousa, à 26 ans, un milliardaire sénile et souffreteux de 89 ans, qui ne l’accabla pas plus longtemps de sa présence puisqu’il eut la décence de mourir dans l’année suivante. Ses funérailles furent inoubliables : la veuve éplorée s’y présenta en robe de mariage passablement dégarnie, question de bien marquer les esprits sur sa « disponibilité »…

Elle qui s’était fort probablement marié pour l’argent du vieux schnoque, s’est ironiquement battu tout le reste de sa (courte) vie contre la famille du défunt pour obtenir sa part de l’héritage, auquel elle ne toucha jamais. En effet, au moment de sa mort, la cause traînait toujours dans les méandres judiciaires.

Ce qu’elle manquait en talent (pour ainsi dire tout), elle le compensait en vulgarité et en effronterie. Elle se présenta à un gala artistique états-unien complètement ivre (bien au-delà de toute interdiction de conduire. Il lui a probablement fallu deux accompagnateurs pour la mener à la salle de bain et l’empêcher de s’y noyer). C’est tout juste si elle n’écarta pas les jambes « on national TV » afin d’inviter le premier venu à profiter de sa « générosité ».

Elle accoucha d’une fille par césarienne devant les caméras, dans une sorte de télé-réalité dégoûtante et dépassant toutes les limites de l’opportunisme mal avisé.

Après ce monument de créativité télévisuelle, elle épousa son avocat et lors de leur voyage de noces sur un yacht près des Bahamas, elle fit encore parler d’elle en commandant d’urgence un repas de qualité pour fêter ce moment magique : un dîner Poulet Frit Kentucky, envoyé directement du continent états-unien svp!

Serez-vous surpris si je vous dis qu’elle est décédée à 39 ans (en 2007), bourrée de médicaments?

Maintenant, la question qui tue : mais que diable la direction du Royal Opera House est allée faire dans cette galère en commandant un opéra sur ce sujet?

Il faut voir bien au-delà du sujet proprement dit pour apprécier l’audace de la proposition. Anna Nicole Smith était une icône de truculence et de mauvais goût. Mais elle est (en fait, elle est devenue) une métaphore de tout un aspect complètement déjanté de la culture-spectacle populiste, véritable cyclone qui emporte des pans entiers de la société, malheureusement, mais indéniablement.

Ce besoin d’être « vedette » et célèbre, peu importe la nature de ce qui attirera les projecteurs, est bien présent chez des millions de gens. Une masse affamée, exsangue à force d’être intellectuellement vidée et siphonnée par la médiocrité et l’omniprésence du divertissement industriel, regardais Anna Nicole en s’en moquant, certes, mais en se disant qu’elle aussi pourrait être « vue » et « connue », en étant moins débile bien entendu. Le pire, c’est qu’il est probablement impossible pour tous ces gens accrochés à un certain star-système voyeuriste et superficiel de réellement éviter les pièges béants de la grotesquerie, celle-ci imbibant entièrement tout l’esprit de cette sous-culture navrante.

Autrement dit, si Anna Nicole vous donne envie d’être célèbre vous aussi, ladite célébrité, si elle survient, vous transformera inévitablement en… Anna Nicole. Mais bref, le point de cette critique n’est pas l’analyse sociologique d’un épiphénomène, mais plutôt l’appréciation d’un opéra contemporain.

Et de cet opéra, qu’en est-il? Je le dirai tout de suite, c’est une intéressante réussite. Les créateurs (Mark-Anthony Turnage, brillant compositeur britannique actuel, l’audacieux librettiste Richard Thomas et le metteur en scène Richard Jones) ont illuminé la vie scabreuse d’une playmate désespérée de touches d’humanité et d’un brin tendresse, mais sans jamais camoufler le caractère avilissant et tristement burlesque de ses extravagances. Aucune complaisance, donc, mais une tentative, réussie, de ramener Anna Nicole Smith à son niveau de femme, certes pathétiquement inadaptée, mais humaine et victime autant que complice d’un système plus vaste qui écrase et abrutit des populations entières.

Mark-Anthony Turnage signe une partition éminemment théâtrale, profondément appropriée, teintée de jazz, de pop et de soul dans un canevas orchestral ample et riche, et issue d’une lignée évidente qui nous ramène inévitablement à Bernstein et Weill, mais avec une dose raisonnable et non-abusive de modernité contemporaine.

Le livret de Richard Thomas ne s’éloigne pas trop d’un « terre-à-terre » correspondant au niveau de langage des personnages, des Américains manifestement peu lettrés. Mais il sait rendre à cette « ordinaireté » langagière son rythme urgent et direct, et lui fournir une couche supplémentaire de sens et de symbolisme. Quelques écarts plus poétiques occasionnels et savoureux, appuyés par une trame symphonique somptueuse, élèvent presque Anna Nicole au rand de personnage puccinien.

La mise en scène, colorée, active et prolifère finit de créer un opéra contemporain qui fera date. On prouve ici avec conviction que l’opéra n’a pas besoin de se référer uniquement à de grands thèmes antiques, à des concepts symbolistes alambiqués ou aux classiques de la littérature « sérieuse » pour pouvoir se donner un nouveau souffle et s’épanouir au 21e siècle. Au contraire, le monde contemporain, même dans ses turpitudes les plus frivoles, peu servir cet art total. Et celui-ci, à son tour peut servir le monde en illuminant de façon intelligente ses pires excès.


Frédéric Cardin

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