Eliasson :
Quo Vadis
Michael Weinius, ténor
Swedish Radio Choir
Swedish Radio Symphony
Orchestra
Johannes Gustavsson, dir.
CPO 777 495-2
Anders Eliasson (né en 1947) a plusieurs qualités, mais la modestie n’en
fait pas partie. Ce compositeur suédois affirme avoir découvert un système
musical qu’il qualifie de « triangulatoire », c’est-à-dire qu’il est
basé sur des cellules modales ternaires qui s’empilent et se superposent par
quintes et ouvrent, selon lui, les portes d’un univers infini de possibilités
harmoniques où les deux modes dominants de la musique occidentale depuis Bach,
soit le majeur et le mineur, se retrouvent dépassés, voire transcendés.
Eliasson, qui reconnaît être « impossible à vivre », prétend, à
mots à peine couverts, être le seul compositeur contemporain à écrire de la
véritable nouvelle musique. « J’ai découvert ce que Schoenberg aurait aimé
découvrir! ». Une autre perle : « ma musique est trop différente
des autres. Aucune comparaison n’est possible ».
Évidemment, la curiosité du mélomane que je suis a été attisée, bien qu’à
reculons car je ne supporte pas l’arrogance fanfaronne. Le résultat est-il à la
hauteur des prétentions du monsieur? Bien sûr que non. Comment pourrait-il en
être autrement? L’homme claironne son originalité, au détriment des
« hypocrisies », « superficialités »,
« mascarades » des autres systèmes musicaux contemporains, en les
accusant justement de ne privilégier que la forme et la méthode, et le voici
qui déclare construire toute son œuvre sur un seul concept théorique, celui de
cette soi-disant « triangulation ». Il semble être aussi prisonnier
d’une « formule », aussi efficace soit-elle (c’est le cas, il faut le
reconnaître) que n’importe quel jeune universitaire qui croit être profondément
génial après avoir inventé sa première série de douze tons.
Je ferai remarquer à ce monsieur que l’originalité ne se mesure pas uniquement
à l’application d’un concept théorique. La nouveauté se retrouve également dans
des œuvres protéiformes, telles certaines explorations instinctives et
sensorielles de John Zorn par exemple.
Ceci étant dit, n’eût été la prétention grandiloquente du
compositeur, j’aurais amorcé ma critique de ce disque sur une note franchement
positive, car force est de reconnaître que sa musique est très belle.
Comment la décrire? Le mot « organique » me vient à l’esprit,
bien que je le trouve surchargé et franchement sur-utilisé. La musique
d’Eliasson est constamment en mouvement, comme une sorte d’énergie
incandescente s’auto-stimulant ad
infinitum. Tel une étoile qui pulse et vibre de force intrinsèque, cette
musique vit et respire, alternant épisodes épurés, tout en délicatesse, avec
des passages intenses d’une grande puissance sonore.
Quo Vadis est une
compilation de textes provenant de plusieurs cultures religieuses, mais basé
bien entendu sur la formule latine quo
vadis, domine (Où vas-tu, mon Dieu). Eliasson en profite pour interpréter à
sa manière la question initiale, et surtout y apporter une réponse toute
personnelle, et ce d’une façon fort intéressante : peu après que le chœur
ait entonné pour la première fois la fameuse phrase (aux trois quarts de la pièce.
Ce qui précède est tiré de textes sumériens, grecs, islamiques, etc.), la
réponse demeure…. inaudible! C’est-à-dire que, refusant (ou incapable?)
d’offrir une réponse, c’est l’orchestre qui réagit, tel la résonance du fond
cosmique diffus, bien réel et bien capté par les scientifiques, mais servant
d’ironique écho du silence de Dieu dans nos vies modernes. Seul demeure
l’Univers qui nous entoure, seul « entité » à véritablement nous
parler. L’œuvre se termine par un retour aux sources sumériennes, bouclant la
boucle avec l’introduction, révélant ainsi peut-être que ce qui devait être
connu, ou révélé, a probablement été perdu dans la nuit des temps.
En écoutant la musique d’Eliasson, qui est, je dois l’avouer, absolument
magnifique, je suis amené à repenser à un corpus très négligé par les
orchestres d’aujourd’hui : celui de l’Anglais Robert Simpson. Lui aussi
refusait le dodécaphonisme et le sérialisme académiques. Lui aussi animait ses
partitions d’une énergie vibratoire fébrile, et les ancrait dans une sorte de
néo-tonalité décentrée, cherchant sans cesse à conserver l’aspect sensuel et
sensitif du système traditionnel occidental, mais en élargissant le cadre
jusqu’à sa plus extrême possibilité. Et ce, sans jamais tomber dans l’atonalisme. Les symphonies de Simpson
m’ont toujours fascinées justement parce qu’elles sont émotionnellement et
plastiquement attrayantes. Elles procèdent d’un modernisme tendant vers une
nouvelle volupté, plutôt que vers la rigueur cérébrale.
Je ne sais pas si Eliasson a entendu la musique de Simpson, mais elle
pourrait lui plaire. À moins bien sûr qu’il n’y trouve qu’une pâle prémonition
de son propre génie!
Je me dis également qu’Eliasson, d’une façon résolument actuelle bien
entendu, plonge certaines racines (consciemment ou non) chez Busoni, ou encore
Scriabine. Le contemporain Valentin Silvestrov s’immisce lui aussi, bien que ce
dernier soit plus « pointilliste », plus « spectral ». Qu’en
penserait Eliasson? Impossible de le dire, mais je n’en ai cure. Vous le
remarquerez certainement vous aussi de toutes façons, quoi qu’en dise le
Suédois.
Un mot sur les interprètes. Le Chœur et l’Orchestre de la radio suédoise
sont resplendissants, absolument imprégnés de cette partition éclatante. Le
ténor s’affirme avec passablement de conviction et de force.
Peu importe si les prétentions d’Anders Eliasson sont grandement
exagérées, force est d’admettre qu’il a un talent certain, et que ce Quo vadis mérite votre plus respectueuse
attention.
Frédéric
Cardin