Quel corpus fantastique représente les quinze quatuors à cordes de Dimitri Chostakovitch (1906-1975). C'est la marque de toute une vie du compositeur qui donna l'une de ses lettres les plus nobles dans ce genre musical, peut-être, le plus difficile du point de vue de la création. Les modèles sont nombreux, mais on devrait retenir sans aucun doute les maîtres du genre: Haydn et Beethoven. Aucun compositeur ne pourrait s'en passer. Pour se faire une idée de la complexité que représente, pour le créateur, cette forme musicale, il suffit de constater combien d'années Chostakovitch a mis pour écrire son premier daté de 1938 avec un opus 49. À ce moment il avait déjà écrit 5 symphonies, et publié 2 opéras (d'autres ne virent pas le jour.), 3 ballets, plusieurs musiques de films ainsi qu'une bonne partie de sa musique de chambre. Mais une fois qu'il a commencé, ce sera un genre qu'il ne quittera plus, écrivant son dernier quatuor op.144 en 1974, quelques mois avant sa mort.
Les quatuors furent pour Chostakovitch un terrain d'expérimentation. N'oublions pas qu'à l'époque la propagande socialiste voulait que ses compositeurs s'adressent au plus grand nombre d'auditeurs possible, ce qui n'est pas le cas avec le quatuor à cordes.
Dans son premier et très classique quatuor en ut majeur op.49, le compositeur boulverse l'ordre des mouvements "traditionnels" en présentant deux moderatos, suivis de deux allégros. «Il ne faut pas chercher une profondeur particulière dans ce premier quatuor. Il est gai, enjoué et lyrique. Je le qualifierais volontiers de "printanier".» D.SCH.
Le deuxième en la majeur op. 68 de 1944 est très original dans la conception de ses mouvements: ouverture-récitatif et romance- valse et comme final un thème avec des variations. Les échos de la guerre se font sentir, rien de mieux que de la belle musique pour y échapper. «La rapidité vertigineuse avec laquelle je compose m'inquiète. C'est une mauvaise chose, cela ne fait pas de doute». D.SCH.
Le troisième en fa majeur op. 73 de 1946 est en cinq mouvements d'allure très mozartienne, dans le sens ou il troque la douleur par un art noble et prestigieux. «Cet homme voit et sent la vie mille fois plus profondément que tous les autres musiciens réunis». Kontanstin Igoumnov.
Le quatrième en ré majeur op. 83 de 1949, semble plus proportionné avec ses quatre mouvements suivant un ordre plus traditionnel. Son équilibre et son lyrisme inspirés de la musique juive sont remarquables.
Le cinquième en si bémol majeur op. 92 de 1952 a aussi une facture haydnienne. Peut-être s'agit il d'une des meilleures pièces de musique de chambre du compositeur.
Le sixième en sol majeur op.101 de 1956, longtemps négligé ce quatuor va coïncider avec la période appelée "le dégel" de l'ère Khrouchtchev. La création a été faite comme presque tous les autres par le fameux Quatuor Beethoven.
Le septième en fa dièse mineur op.108 de 1960 est le plus court, un peu plus d'une dizaine de minutes seulement. Ses mouvements s’enchaînent sans interruption.
Le huitième en ut mineur op.110 de 1960, a été composé en trois jours pendant une visite du compositeur à Dresde. Il a un caractère autobiographique et se veut une sorte de "dénonciation du fascisme". «Je me le suis dédié à moi même. Je me suis dit qu'après ma mort, personne sans doute ne composerait d'oeuvre à ma mémoire. J'ai donc résolu d'en composer une moi-même». D.SCH. ( ré-mi bémol-ut-si bécarre sont les notes de son premier thème).
Le neuvième en mi bémol op.117 de 1964, a un élan plus symphonique s'inscrivant dans la lignée du cinquième quatuor. Il est contemporain de sa 13è symphonie, également en cinq mouvements.
Avec le dixième en la bémol majeur op.118 de 1964, on commence à percevoir de la part du compositeur des essais d'une façon créative de ses thèmes un peu plus "sérielle", sans perdre jamais son attachement à la tradition russe et à son propre style.
Le onzième en fa mineur op.122 de 1966 a été dédié à la mémoire du 2e.violoniste du Quatuor Beethoven Vassily Shirinsky décédé l'année précédente.
Le douzième en ré bémol majeur op.133 de 1968 ouvre ce qu'on appelle la série des derniers quatuors. Partition magistrale, Chostakovitch nous donne sa vision particulière et très personnelle du dodécaphonisme. «J'ai l'intention d'écrire vingt-quatre quatuors. N'as-tu pas remarqué que les tonalités ne se répètent jamais? Je vais en composer un dans chacune des vingt-quatre tonalités. Ils doivent former un cycle complet.» D.SCH
Le treizième en si bémol mineur op.138 de 1970 a un caractère très pessimiste. C'est une oeuvre en un seul mouvement, et elle est dans la lignée de sa 14e symphonie. Ce fut une époque très pénible dans la vie du compositeur, qui venait de se remettre de son premier infarctus.
Le quatorzième en fa dièse majeur op.142 de 1973 est dédié au violoncelliste Sergueï Chirinsky membre fondateur du Quatuor Beethoven. Il est en trois mouvements et s'inscrit dans la ligne esthétique de la fin du compositeur.
Le quinzième et dernier en mi bémol majeur op.144 de 1974 représente un nouveau chef-d'oeuvre. Chostakovitch était à bout de son énergie vitale. «Je ne peux plus jouer. Regarde la partition toi-même.» D.SCH. Il est le plus long de tous avec ses six mouvements lents enchaînés sans interruption. En effet il s'agit d'un immense adagio de plus d'une demie-heure, où le compositeur nous laisse son testament sonore. Le quatuor est devenue pour Chsostakovitch, non seulement une forme musicale de plus qu'il maîtrise, mais sans aucune doute la forme où il a pu produire des transformations radicales, sans perdre jamais de sa riche tradition universelle, représentée par les oeuvres de Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Bartok et bien sur lui même.
La qualité artistique et technique du Quatuor Mandelring est exceptionnelle. Leurs versions sont déjà une bonne référence discographique, à côté des meilleurs!
Le Quatuor Mandelring est formé par:
Sebastian Schmidt, violon.
Nanette Schmidt, violon.
Roland Glassl, alto.
Bernhard Schmidt, violoncelle.
Ce coffret de 5 CD a été enregistré entre les années 2005 et 2009
Audite: 21.411
Philippe Adelfang