vendredi 28 octobre 2011

Alexander Tcherepnin : Complete Piano Concertos

Noriko Ogawa, piano

Singapore Symphony Orchestra

Lan Shuui, direction

Brilliant Classics BRI9232 (2CD)

Alexander Tcherepnin (1899-1977) fait partie d’une famille de musiciens qui se décline sur plusieurs générations. Son père, Nicolaï, fut compositeur, ainsi que son fils Ivan et ses petits-fils Serge et Stefan, bien vivants aujourd’hui.

La présente collection est une réédition économique d’une intégrale parue sous étiquette BIS il y a une dizaine d’années. La prise de son est ample et bien définie, l’orchestre de Singapour offre une riche palette de couleurs à cette musique extravertie et la soliste japonaise s’investit pleinement dans ces partitions méconnues, mais invitantes.

L’ensemble du corpus traverse, grosso modo, la carrière du compositeur, de sa jeunesse à sa maturité.

Le Concerto no.1 op.12 s’amorce sur les chapeaux de roue avec une séquence d’ostinatos qui propulsent l’œuvre en territoire « prokofievien ». Le concerto, construit en un seul mouvement, est plutôt musculaire, mais Tcherepnin y insère tout de même des épisodes économes où le piano explore d’autres avenues que les accords plaqués robustes de l’ensemble de la pièce. Composé vers 1919, ce concerto, tout comme le Premier de Prokofiev, est une sorte d’épilogue romantique ouvrant sur le modernisme récent. La partie soliste profite d’épisodes flamboyants qui la placent typiquement en opposition avec l’orchestre. La finale somptueuse et tempêtueuse est particulièrement impressionnante! Très belle entrée en matière pour amorcer l’écoute de ce corpus original.

Le Concerto no.2 op.26 a été écrit à peine quelques années plus tard, alors que Tcherepnin avait déménagé à Paris, chassé de sa Russie natale par la guerre civile qui régnait là-bas après la Révolution d’Octobre 1917. Une autre composition en un seul mouvement, ce deuxième exercice concertant pour piano possède les mêmes qualités que le premier, mais semble d’emblée un brin plus enjoué que le précédent. Il ne faut pas se fier aveuglément (et sourdement!) aux mesures initiales car la houle orchestrale ne fait qu’esquisser son déploiement. Tout comme dans l’op.26, Tcherepnin adore mettre en opposition la force symphonique et un certain impressionnisme post-romantique du piano solo. En ce sens, ce concerto offre beaucoup d’attraits autant aux amoureux de la tonitruance symphonique que de la performance pianistique, qu’elle soit tour à tour athlétique et/ou purement coloristique.

Le Concerto no.3 op.48 se hasarde plus loin en terrain moderniste. Les harmonies sont plus acerbes, les contours mélodiques plus contondants. Le romantisme subsistant des deux premiers concertos est évacué. L’op.48 est divisé en deux mouvements, le dernier étant structuré en une fugue particulièrement dense et intransigeante, qui se termine (curieusement) sur une formule rappelant une symphonie de Bruckner! Le talent d’orchestrateur de Tcherepnin n’en demeure pas moins bien en évidence. C’est un concerto imposant qui demandera des écoutes répétées avant de révéler la totalité de ses charmes.

Le Concerto no.4 op.78 (Fantaisie) constitue un étrange retour en arrière, tout en étant unique dans le corpus du compositeur. Dès les années trente, Tcherepnin avait développé un intérêt marqué pour les musiques orientales, en particulier celles de la Chine. La rencontre de son épouse, une pianiste chinoise, n’est certainement pas étrangère à cela. Pour son quatrième exercice de ce type, Tcherepnin se plut à concevoir un concerto de facture postromantique, mais avec des mélodies et harmonies « orientalisantes ». Le résultat ne manque pas de charme et rappelle (en moins stéréotypé et plus moderne) le Yellow River Concerto, un exercice romantico-pastiche rachmaninovien commandé par l’État communiste chinois à un groupe de compositeurs. Le premier mouvement est de facture plutôt impressionniste (bien que souvent assez robuste) et intègre subtilement les « couleurs » chinoises à son discours. Le deuxième mouvement est une très agréable mélodie jouée d’abord au cor anglais puis reprise par l’orchestre dans un déploiement d’affects presque hollywoodiens. La musique prend une tournure harmonique plus complexe avant de revenir à une certaine somptuosité, puis d’alterner à nouveau entre un langage modernisant et des épisodes impressionnistes. Le dernier mouvement est une sorte de rondo « chinoisé » sur lequel on se plait à imaginer des images à vol d’oiseau des magnifiques panoramas de cet immense pays.

Le Concerto no.5 op.96 part dans une tout autre direction. Il fut composé aux États-Unis, bien après la Seconde Guerre mondiale. Comme si le quatrième concerto n’avait été qu’un interlude dans une progression inexorable, Tcherepnin tâte ici du modernisme plus astringent en flirtant littéralement avec la musique atonale et un rien de sérialisme. Mais que les plus frileux de cette musique soient rassurés : Tcherepnin sait intégrer ces techniques à une musicalité générale intacte et toujours aussi expressive. Jamais le compositeur ne se subordonne à une formule étrangère à ses affects naturels. Le premier mouvement, impétueux, s’amorce pourtant sur des couleurs intrigantes et « atonales », mais délicates, qui servent de prélude à un développement chargé et vigoureux pour le soliste, appelé à utiliser l’ensemble de ses ressources physiques. Le deuxième mouvement est serein, empreint de mystère et de nostalgie, alors que le troisième et dernier apporte une conclusion curieusement plus festive, qui n’aurait peut-être pas déplu à un certain Shostakovich.

Le Concerto no.6 op.99, composé en 1965, résume joliment une carrière (ainsi qu’un corpus) riche et intense. Les deux mouvements externes sont remplis d’énergie rythmique, de puissance orchestrale et d’introversion « solistique », tout à la fois. Les percussions font une apparition remarquée dans l’écriture de Tcherepnin car il les utilise ici avec passablement d’éclat, surtout dans le premier mouvement. Le mouvement lent central est très évocateur, témoignant encore une fois de l’habileté de Tcherepnin à manier la palette sonore de l’orchestre dans son ensemble et à lui insuffler vie avec un lyrisme sous-jacent qui ne peut provenir que de ses origines slaves. Le dernier mouvement, je l’ai dit, est rythmiquement insistant et amène à une finale explosive qui conclut avec brio un ensemble de concertos qui mérite plus d’attention qu’il n’en a eu jusqu’à maintenant.

En conclusion, ce double disque Brilliant offre une découverte stimulante sans hypothéquer votre portefeuille (on aime ça!). Un très beau produit!

Frédéric Cardin

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire